1 juin 2017

Le Manoir, an IV - an VII (1795-99)

Le Manoir Directoire

Le Manoir
de l'an III à l'an VI (1795-1798)


Après la chute de Robespierre le 9 Thermidor, la Convention cède la place à une République plus bourgeoise, avec la Constitution de l'an III qui délègue le pouvoir à un Directoire de cinq membres ; celui-ci est marqué par la lutte contre les royalistes d'un côté et les jacobins de l'autre, les tentatives de relever l'économie et les finances, et la conduite de la guerre, front sur lequel il est victorieux. Il disparaît lors du coup d'Etat de Bonaparte, le 18 brumaire an VIII.

Dans le bulletin n°2, nous avions laissé le conseil municipal du Manoir en nivôse an III (décembre 1794), six mois après la chute de Robespierre, en proie aux nombreuses réquisitions qu'exige la guerre et le ravitaillement des villes.
Régulièrement, même quand il n'y a pas de réunion, le greffier, Nicolas Yves Pelletier, continue à noter les réceptions de "paquets" de bulletins des lois. Une centaine avait été reçue les années précédentes, et dans ces trois années il en arrivera encore une cinquantaine, marque de la forte activité législative de cette période.

Dans un pays en guerre.
Dans la continuité des deux années précédentes, ce qui apparaît en premier plan, ce sont les recensements, les réquisitions, mais aussi les secours aux familles des conscrits, la surveillance de ceux qui rentrent du front, et les morts au combat. Les greniers et les caves du presbytère sont encore occupées à l'extraction du salpêtre.

Recensements et réquisitions.
On recense les grains et farines, et après les récoltes, ce sont les réquisitions : foin, avoine, par exemple "15 quintaux de grains réquisitionnés pour Pont-de-L'arche" ou " 25 quintaux d'avoine et 50 quintaux de foin à envoyer à Mantes", seront payés 100 livres le quintal, avoine ou foin, ce qui montre à quel point la monnaie s'est dévaluée, puisque cela correspond à plus de deux livres le kilo, alors que la livre était auparavant le prix moyen d'une journée de travail ! Quand le 10 nivôse an IV on publiera le prix des grains fixé pour la contribution frontière de l'an III (567 livres par quintal de froment, soit 12 livres le kilo environ), on pourra mesurer l'ampleur de l'inflation : ces prix sont multipliés par plus de 50 par rapport à leur moyenne avant la Révolution.
Et ce prix du blé est tellement élevé, ou plutôt le pouvoir d'achat de la monnaie est tellement bas, que l'on ne veut plus travailler pour de l'argent. Ainsi, le 10 germinal an III, on apprend que Revert, "qui loue un bois à Bizet, de Rouen", "ne peut faire la coupe en son entier, selon la réquisition, car il ne peut trouver d'ouvriers, car on ne peut leur fournir du pain."
La réquisition est répartie entre les cultivateurs les plus importants : François Revert, fermier du sieur Bizet, doit à lui seul fournir plus que les trois suivants réunis (la veuve Bisson, fermière de Levavasseur, Jean Baptiste Leclerc, maire, et François Milliard, tous deux gros acheteurs de biens nationaux).

Secours
Ils sont d'abord destinés aux familles des "défenseurs de la République", qui sont au nombre de onze, ce qui est beaucoup pour une commune d'environ 300 habitants. Ces familles reçoivent de 30 à 50 livres, ce qui ne représente plus que quelques kilos de grains. Les Dienis reçoivent 800 livres, mais on a vu que leur fils venait d'être tué à Wissembourg.
Puis on reçoit 1535 livres « pour les parents des défenseurs de la patrie », dont 1025 livres pour Michel Revert, journalier, dont le fils « est mort à Arras le 16 prairial suite à des blessures reçues au combat ».

Désertions ?
En thermidor, on trouve une « liste des militaires en activité ayant quitté leur bataillon » : un convalescent, qui sera réquisitionné aux manufactures de Romilly, un qui était « revenu pour ses affaires», et qui va repartir, et deux qui ne comparaissent pas. Mais il est difficile de savoir s'il s'agit de désertions. Sous le Directoire, écrit Albert Soboul dans La Révolution française, « le mal de l’insoumission et de la désertion rongea les armées de la République... La flamme n’étant plus entretenue, l’enthousiasme révolutionnaire peu à peu s’assoupit »
L'enthousiasme de l'an II, qui, nous l'avons vu était parfois de façade, cède décidément le pas à la morosité : ainsi, par exemple, le 6 messidor an III, à l'assemblée des électeurs pour désigner la municipalité, ne se présentent que très peu de citoyens, on attend de deux à quatre heures, on remet au 10, ce jour-là se présentent cinq citoyens, on laisse donc les choses en l'état.

Le retour du curé Leblond !
Coup de théâtre : le 16, on assiste au retour de « Bruno Jacques Jérémie Leblond ex-curé constitutionnel. » qui reprend, « à la demande des habitants », les fonctions qu'il avait laissées il y a 15 mois. On se souvient qu'après des rapports souvent houleux avec les notables du Manoir, qui n'avaient pas hésité à le désigner comme un fauteur de troubles qui allait même jusqu'à les injurier en chaire, il avait fini par remettre sa lettre de prêtrise et rejoindre les rangs des armées révolutionnaires. On pourrait donc s'étonner de le voir revenir. Le Manoir va-t-il grâce à lui retrouver l'ardeur révolutionnaire ?

La garde nationale, on ne se bouscule pas...
En fait, ce retour n'aura sans doute pas suffi à dynamiser la population, puisque le premier thermidor, pour réorganiser la garde nationale, conformément à la loi du 28 prairial, quand on convoque en l'église au son de la cloche, on attend de deux heures à quatre heures, et il ne vient que quinze citoyens « qui ont représenté qu'ils étaient pauvres et qu'ils auraient plus besoin d'avoir des subsistances que de se soumettre à la réorganisation de ladite garde nationale ». Le compte-rendu note que le procureur a fait tout son possible, mais qu'il n'est plus resté personne que le corps municipal …
Quelle claque ! pourrait-on penser, mais ce n'est pas si sûr, car cette réorganisation de la garde nationale, qui faisait suite à une tentative de soulèvement jacobin à Paris, avait surtout pour but de la débarrasser d'éléments potentiellement dangereux; Elle reste ouverte à tous, mais des dispositions concernant le domicile en éloigne les ouvriers, ambulants, travailleurs des manufactures, etc., et surtout les citoyens peu fortunés « ne doivent être inscrits que sur leur réclamation expresse ». Comme l'avait souligné le rapporteur de la loi, il ne fallait plus confier les armes « qu'à des mains pures » et « ne pas distraire la vertueuse indigence de son labeur ». Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes...
La garde nationale va donc s'organiser, avec à sa tête Jean-Baptiste Depîtres1, dit Arlinquin, élu capitaine par 18 voix sur 30 ; Jean-Baptiste Deshayes, dit Monneau, lieutenant par 16 voix ; Pierre Depîtres dit Bon Jean, sous-lieutenant par 17 voix, Jean-Baptiste Revert dit Verdas fils et François Leclerc, tous deux sergents par 16 voix, plus quatre caporaux et neuf hommes.

1. Ce score semble bien modeste pour J.B. Depîtres, laboureur, qui était déjà capitaine... Il y avait donc de l'opposition, mais s'agissait-il de conflits de familles, ou de divergences politiques ?

Cette élection nous permet de disposer d'une « liste des citoyens de la commune du Manoir domiciliés en ladite commune, de l'âge de 18 jusqu'à 80, qui se sont présentés pour être inscrits sur le présent registre et devant composer la garde nationale sédentaire du Manoir ». Cette liste recense 96 hommes, ce qui est cohérent avec le nombre de 257 habitants de plus de douze ans que nous trouvons l'année suivante. Quatre patronymes (Revers, Leclerc, Depîtres et Grenier) représentent plus des deux tiers de la liste (58 sur 96). Si l'on ajoute les Tesson, Deshayes, Dienis, Milliard, on passe aux trois-quarts et il ne reste plus que vingt places pour les Bécu, Bisson, Cuvier, Tolmet, Benard, Bourgeois... le greffier Pelletier et notre curé Bruno Jacques Jérémie Leblond.

On s'arrache l'herbe...
Le 18 thermidor an III, Nicolas Yves Pelletier, le greffier, rapporte qu'il a été traité de « fils de putain d’aristocrate » par Marie Louise Depîtres, femme de Jean-Louis Grenier. Il s'agit d'un conflit autour d'un paquet d'herbe, que la femme Grenier venait de couper sur le terrain de N-Y Pelletier. On en est venu aux mains, Pelletier a été pris au collet par la femme qui criait « il faut que je t'étrangle », et l’aurait finalement laissée garder son herbe « de peur de se mettre trop en colère ». Il est intéressant de noter que le même type d'accrochage avait eu lieu environ un an auparavant entre la femme Lesueur et un Tesson, laboureur. L'herbe était donc un bien suffisamment précieux pour alimenter ce genre d'incident. Rappelons au passage que les prairies étaient beaucoup plus imposées que les terres labourables. C'est donc qu'elles rapportaient plus...
La semaine suivante, on dit que des cadavres ont été trouvés sur le bord de "la rivière" (la Seine) proche de l'île, mais il s'agira en fait d'un squelette, sur lequel il reste "un morceau de toile bleue".
L'église du Manoir en 1787. On remarque le beau jardin, sous le triège du jardin montier (=monastère) et d'importants bâtiments, peut-être les charreteries ?
L'église du Manoir en 1787. On remarque le beau jardin, sous le triège du jardin montier (=monastère) et d'importants bâtiments, peut-être les charreteries ?

Le 6 vendémiaire an IV arrive une pétition :
« Liberté égalité fraternité,
    les habitants de la commune du manoir appelés et représentés par les citoyens Revert et Deshayes,
    au citoyen maire, officiers municipaux, notables, et procureur de la commune :
    d'urgentes réparations sont à faire au presbytère... [il faudrait] vendre des bâtiments pour financer les réparations et un local d'éducation de la jeunesse... »
et convocation pour le prochain décadi (le dixième jour de la semaine du calendrier révolutionnaire, qui remplace le dimanche).
Quatre jours plus tard, la vente est décidée et le curé Leblond «entrera en jouissance du presbytère, et du local». Bien joué sans doute... Leblond sait se servir des armes traditionnelles de la Révolution, (la pétition) pour parvenir à ses fins.
En cinq jours, les ventes sont faites : une charreterie à François Leclerc pour 380 livres, un bâtiment à Jean-Louis Grenier pour 660 livres, une autre charreterie à J. Depîtres pour 450 livres, le tout payé comptant, les démolitions devant être faites sous huit jours, ce qui semble suggérer qu'il s'agit de récupération...
En brumaire, les bulletins que l'on reçoit font, entre autres, référence à la loi du 5 fructidor an III sur les « moyens de terminer la révolution » (il s'agit en fait de la Constitution de l'an III), et « l'arrestation des courriers et exemplaires envoyés dans les départements par les assemblées primaires ou assemblées de sections de Paris » : il faut empêcher les jacobins mécontents et les sans-culottes parisiens d'essayer de relancer la Révolution.

15 brumaire an IV 60 livres du district pour les indigents, que l'on partage entre 13 personnes. On y retrouve des Tesson, des Milliard, des Grenier, ce qui montre que les grandes familles recouvraient des conditions sociales très différentes.

Elections
Ou bien le greffier est particulièrement scrupuleux, ou bien il s'agit d'un très grand moment, toujours est-il que les comptes-rendus d'élections sont particulièrement détaillés, et s'étalent sur plusieurs pages, ainsi le 15 brumaire an IV, on apprend que l'assemblée a lieu dans l'église, que le président est Jean-Baptiste Garnier, doyen d'âge, que Jean-Louis Dienis, P. Leclerc, et Bruno Jacques Jérémie Leblond sont scrutateurs, et que Jean-Baptiste Deshaies, le plus jeune, est secrétaire; sur 36 votants Jean-Baptiste Grenier obtient 26 voix « pour le fauteuil », mais ce n'est que celui de président du scrutin, qui donc ne fait que conforter sa légitimité de doyen...
Le Manoir Directoire
Ces 30 signatures montrent que déjà de nombreux adultes savent écrire

Sur 38 votants, il y a 34 voix pour élire Jean-Baptiste Tesson agent municipal, et 32 pour élire Leblond adjoint municipal.
L'ancien maire, J.B. Leclerc, adversaire principal du curé en l'an II, est donc évincé, et cède la place à son adjoint, qui est remplacé par Bruno Jacques Jérémie Leblond, redevenu curé. Le lendemain celui-ci prête serment « Je reconnais que l'universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République », et publie ce jour-là les horaires pour « l'exercice du culte : 8 h à 10 h tous les matins, 9 h à midi et 2 h à 5 h les dimanches et fêtes, "vieux stile"(sic) ». BJJ Leblond abandonne donc le calendrier révolutionnaire, reprend le presbytère, qui ne servira plus à faire du salpêtre, et offre abondance de services religieux aux paroissiens du Manoir, sans doute frustrés en son absence : on ne trouve pas mention qu'un autre ait été nommé à sa place, il y avait pénurie de prêtres, et les fidèles ont vraisemblablement dû se rabattre sur Pîtres.
Le Manoir Directoire
J.B Tesson se voit donc remettre les pouvoirs d'agent municipal, l'État civil, le greffe, et les titres de propriété la semaine suivante, mais dès le lendemain, comme pour la plupart des séances à venir, le compte-rendu est signé du seul Leblond…
Au Manoir, la Révolution est terminée, et y a mis fin celui qui l'y avait amenée.

Une estimation du nombre d'habitants
Le 22 frimaire, on annonce qu'a été dressé un «tableau de la population de plus de 12 ans», qui dénombre 257 habitants, ce qui suggère une population d'environ 300 habitants.

L'impôt
Le 27 nivôse on convoque « au son de la cloche » à l'adjudication pour la perception de l'impôt, mais personne ne se présente, on remet donc au 30, encore personne, puis au 4 pluviôse, encore personne…
L'impôt aura du mal à rentrer...

Le 10 germinal an V a lieu un nouveau scrutin, et on assiste aux élections des scrutateurs, secrétaire, aux différents "dépôts dans la boete", "dépouyement", aux serments individuels de « haine à la narchie (sic) et de fidélité et d'attachement à la République et à la Constitution de l'an III ».
Sans aucune surprise, Jean-Baptiste Tesson est élu agent pour la commune, c'est-à-dire maire, par 26 voix sur 28 voix, et Bruno Jacques Jérémie Leblond, auparavant élu président de l'assemblée (mais par 14 voix sur 20 seulement) est élu adjoint, lui aussi par 26 voix.
Mais, sans qu'une nouvelle date ait été inscrite, ou trouve mention dans les lignes suivantes, de l'élection de Philippe Deshayes comme agent municipal de la commune pour deux ans, par 27 voix sur 35, ce qui indique bien qu'il s'agit bien d'un autre scrutin. On est conforté dans l'impression qu'il y a eu un problème dans la tenue du registre par le fait que, sans aucun blanc ni vraie séparation, on passe en 1834...

Les difficultés monétaires et financières.
Pendant cette période, comme on l'a vu, la valeur de la monnaie en cours, l'assignat, n'ayant cessé de baisser, on trouve partout des monceaux de papier qui ne valent plus rien, et que le gouvernement décide parfois d'éliminer pour assainir la situation monétaire. Ainsi, le 27 prairial an III, on trouve mention de la nomination d'un commissaire, « pour constater les assignats démonétisés se trouvant chez le receveur ».
Le Manoir Directoire - Emprunt Assignat
Ces assignats étaient ensuite brûlés, pour redonner confiance dans ceux qui ne l'avaient pas été, mais on sait que cela n'a vraiment jamais fonctionné.
Le Manoir Directoire - Assignat
En conséquence, on tente une autre solution pour sortir de la crise financière, l'emprunt forcé, et c'est ainsi qu'au Manoir, le 19 floréal, on élit « quatre commissaires chargés de l'emprunt forcé » : les assignats ne valant décidément plus rien, le Directoire a décidé d'un emprunt forcé sur les hauts revenus, et pour disposer de trésorerie, il fait imprimer des "rescriptions", gagées sur le futur emprunt, qui connaîtront le même sort que les assignats quand il s'avérera que sur les 600 millions escomptés de l'emprunt forcé, il n'est rentré que 12,5 millions au bout de trois mois. Il décide de faire détruire publiquement et solennellement la planche à billets, mais remplace l'assignat par un "mandat territorial" qui se dépréciera encore plus rapidement et sera retiré de la circulation au bout d'un an.
Le Manoir Directoire - Emprunt Assignat
Ce qui sauvera au bout du compte les finances, ce seront les victoires militaires et les énormes "contributions de guerre" exigées des pays conquis, ce qui le livrera au pouvoir des généraux, et l'amènera à tomber aux mains du vainqueur de l'Italie et grand pourvoyeur de butin : Napoléon Bonaparte…

Michel Bienvenu

Jacques Sorel


Un autre registre sera rempli pendant la période du 2 prairial an VIII à 1837, recouvrant donc la période du premier Empire, de la restauration, et du début de la monarchie de Juillet. Ce sera l'objet du prochain article.